Depuis huit heures du matin, ça n’arrête pas au bar-tabac « Chez Frank », à Pussemange, village belge situé à seulement quatre minutes en voiture de la frontière avec les Ardennes françaises. L’établissement est une institution. Ça tient beaucoup à la personnalité du patron, Frank Martin. Un bon vivant d’une cinquantaine d’années, qui accueille sa clientèle depuis 2009. Mais entre les boissons chaudes et les bières pression, là où Frank Martin fait une grande partie de son chiffre d’affaires, c’est sur la vente de tabac. Les paquets de cigarettes « classiques » côtoient des piles de seaux cubiques de tabac à tuber de 450 g derrière le comptoir, entassés à même le sol. Il faut dépenser en moyenne huit euros pour un paquet de vingt cigarettes ici, comme partout en Belgique, contre 10,50 euros en France. Ramené au prix d’une cartouche, soit un total de 200 cigarettes, cela fait presque trente euros de différence. Alors forcément, c’est tentant pour les Ardennais·es proches de cette frontière de se fournir là. Il n’y a qu’à observer le cortège de voitures immatriculées 08 qui s’arrête le temps d’un instant. Ce jour-là, c’est le cas de Pascal, un Chti d’origine qui habite maintenant à Charleville-Mézières. Pendant que sa compagne l’attend sur le bas-côté, moteur encore allumé, il vient faire sa réserve pour les mois à venir. Il repart avec un total de 280 grammes de pots de tabac. Il en est persuadé : « Il y a très peu de chances que l’on se fasse contrôler. Et au pire, on se prend une amende et les douanes nous confisquent le tabac. C’est le jeu. »
Pascal est au-dessus de la limite autorisée et il le sait. En 2020, la France a restreint à 250 grammes la quantité de tabac à rouler à ramener pour une personne depuis un pays de l’Union européenne et à une seule cartouche pour les cigarettes manufacturées. La France était ainsi l’État européen le plus strict en matière de franchise douanière en septembre 2023. C’est également chez nous que le tabac coûte le plus cher. D’où le fait que les fumeurs et fumeuses aillent se fournir ailleurs, sans forcément se soucier de la réglementation en place. Sans parler de trafic de contrebande organisé, ce « trafic de fourmis », comme l’appellent les services de douanes, représente chaque année une bonne partie des saisies dans les Ardennes. L’équivalent de deux tonnes de tabac a été intercepté par leurs équipes dans le département en 2022. Trois tonnes en 2021. Soit environ 10 % de ce qui circule réellement sur le territoire, selon les services de douanes françaises. Avec ses 209 kilomètres de longueur sur lesquels se succèdent plus de 200 communes, ses 80 points de passage carrossables et son large massif forestier, la frontière est difficile à surveiller pour les douanier·es, facile à emprunter pour les fraudeurs et fraudeuses. Et ce depuis longtemps.
Un commerce organisé depuis le XIXe siècle
Les premières traces de marchandises importées illégalement en France depuis la Belgique datent du XVIIIe siècle. Au début, il s’agissait principalement de barres de fer, utilisées par les cloutiers ardennais. C’est à partir du milieu du XIXe siècle que le trafic de contrebande a pris son envol, avec le développement de la culture du