Sur une échelle des couleurs, les tonalités ne varient pas : elles oscillent du gris cendreux au marron clair. Le spectre s’étend tout au long d’un cours d’eau que l’on distingue à peine. Dans ce décor lunaire, bordé de quelques arbres encore touffus, des bateaux gisent, l’air chagrin. Et là, au cœur du spectacle désolant, un homme en combinaison de plongée, le corps à moitié enfoncé dans cette vase omniprésente. « Ce n’est plus Plouër‑sur‑Rance mais Plouër‑sur‑Vase », raille Marie‑Claude Giffrain, qui contemple la scène depuis les bords de la cale de la Moinerie. Elle vit dans la commune de 3 500 âmes au bord de la Rance, fleuve côtier qui se jette à quelques kilomètres de là dans la Manche, et elle s’inquiète de ce phénomène.
Le téméraire embourbé que la spectatrice observe avec stupéfaction s’appelle Xavier Châtelet. Depuis 1996, il habite ce lieu‑dit côtoyant la Rance. « En trois ou quatre années, nous avons vu le paysage changer. C’est devenu une véritable vasière », observe le sexagénaire, son visage orné de lunettes rondes et surmonté d’un fidèle béret noir. En juillet 2020, désireux d’agir, il s’est donc lancé et a créé un collectif : les Envasés. Adepte des bons mots, le facétieux a rebaptisé la Rance ZAD, pour Zone À Dévaser. Et veut animer « un mouvement populaire » en s’aidant pour cela d’actions coup‑de‑poing comme cet ensevelissement en bas de chez lui. Il sourit : « L’humour est peut‑être notre dernière arme. »
Gloire passée
À dire vrai, cette préoccupation ne date pas d’hier. Déjà, en 1978, le Comité de Développement des Pays de Rance (CODEPRAN), qui regroupait élu·es et agent·es du territoire, organisait une réunion d’alerte sur l’envasement. Avec, dans le viseur, un responsable : l’usine marémotrice de la Rance. Ce barrage hydroélectrique — il n’en existe que deux comme celui‑ci dans le monde — est implanté à l’embouchure de l’estuaire, entre Dinard et Saint‑Malo, depuis 1966. Il s’intégrait, comme le sous‑marin le Redoutable ou le supersonique Concorde, dans un seul et même objectif : faire rayonner la France à l’échelle internationale. En bref, une gloire industrielle.
« L’écologie, à cette époque‑là, on ne savait pas ce que c’était », se remémore Guy Albaret, en se promenant sur le rivage de la Richardais, commune faisant face au barrage. À 77 ans, ce loup de mer a presque toujours navigué, il a grandi à Dinard. À l’époque, minot, il vadrouillait en canoé avec un ami sur la côte encore sauvage. Aujourd’hui, ancien industriel toujours soigné et vice‑président d’une association de plaisancier·es, il joue aux comparaisons : « Avant la construction, il y avait déjà de la vase, oui. Mais il y avait aussi du sable, et on ne le voit plus maintenant. »
Du naturel à l’artificiel
Dans les années soixante, l’implantation d’une usine hydroélectrique est plutôt la bienvenue. La Bretagne, déficitaire en production d’électricité, voit l’ouvrage comme un atout, d’autant qu’il va permettre de relier Dinard et Saint‑Malo par une route. Pendant trois ans, pour bâtir ce titan de béton de 332,5 mètres de long, l’estuaire est fermé, coupé de son lien à la mer et donc mis à sec. Puis, en novembre 1966, le général de Gaulle vient inaugurer ce colosse en personne. Le contrat de concession, qui porte jusqu’en