Cet article est issu du premier numéro de Pays, consacré à Saint-Malo et ses alentours.

Dans la Rance, ça vase ?

Elle fait partie du décor. Depuis l’inauguration de l’usine maré­mo­trice de la Rance en 1966, à l’embouchure du fleuve, entre Dinard et Saint‑Malo, la vase s’accumule. De quoi modifier dura­ble­ment le paysage et remettre en question la via­bi­li­té de l’édifice. Mais, le dossier, lui, s’embourbe depuis des années.

Manon Boquen & Benoît Michaëly
Xavier Châtelet, fon­da­teur du col­lec­tif les Envasés, montre la quantité de vase présente devant chez lui, à la Moinerie à Plouër‑sur‑Rance.

Sur une échelle des couleurs, les tona­li­tés ne varient pas : elles oscil­lent du gris cendreux au marron clair. Le spectre s’étend tout au long d’un cours d’eau que l’on dis­tingue à peine. Dans ce décor lunaire, bordé de quelques arbres encore touffus, des bateaux gisent, l’air chagrin. Et là, au cœur du spec­tacle désolant, un homme en com­bi­nai­son de plongée, le corps à moitié enfoncé dans cette vase omni­pré­sente. « Ce n’est plus Plouër‑sur‑Rance mais Plouër‑sur‑Vase », raille Marie‑Claude Giffrain, qui contemple la scène depuis les bords de la cale de la Moinerie. Elle vit dans la commune de 3 500 âmes au bord de la Rance, fleuve côtier qui se jette à quelques kilo­mètres de là dans la Manche, et elle s’inquiète de ce phénomène.

Le témé­raire embourbé que la spec­ta­trice observe avec stu­pé­fac­tion s’appelle Xavier Châtelet. Depuis 1996, il habite ce lieu‑dit côtoyant la Rance. « En trois ou quatre années, nous avons vu le paysage changer. C’est devenu une véri­table vasière », observe le sexa­gé­naire, son visage orné de lunettes rondes et surmonté d’un fidèle béret noir. En juillet 2020, désireux d’agir, il s’est donc lancé et a créé un col­lec­tif : les Envasés. Adepte des bons mots, le facé­tieux a rebap­ti­sé la Rance ZAD, pour Zone À Dévaser. Et veut animer « un mou­ve­ment popu­laire » en s’aidant pour cela d’actions coup‑de‑poing comme cet ense­ve­lis­se­ment en bas de chez lui. Il sourit : « L’humour est peut‑être notre dernière arme. »

Gloire passée

À dire vrai, cette pré­oc­cu­pa­tion ne date pas d’hier. Déjà, en 1978, le Comité de Déve­lop­pe­ment des Pays de Rance (CODEPRAN), qui regrou­pait élu·es et agent·es du ter­ri­toire, orga­ni­sait une réunion d’alerte sur l’envasement. Avec, dans le viseur, un res­pon­sable : l’usine maré­mo­trice de la Rance. Ce barrage hydro­élec­trique — il n’en existe que deux comme celui‑ci dans le monde — est implanté à l’embouchure de l’estuaire, entre Dinard et Saint‑Malo, depuis 1966. Il s’intégrait, comme le sous‑marin le Redou­table ou le super­so­nique Concorde, dans un seul et même objectif : faire rayonner la France à l’échelle inter­na­tio­nale. En bref, une gloire industrielle. 

« L’écologie, à cette époque‑là, on ne savait pas ce que c’était », se remémore Guy Albaret, en se pro­me­nant sur le rivage de la Richar­dais, commune faisant face au barrage. À 77 ans, ce loup de mer a presque toujours navigué, il a grandi à Dinard. À l’époque, minot, il vadrouillait en canoé avec un ami sur la côte encore sauvage. Aujourd’hui, ancien indus­triel toujours soigné et vice‑président d’une asso­cia­tion de plaisancier·es, il joue aux com­pa­rai­sons : « Avant la construc­tion, il y avait déjà de la vase, oui. Mais il y avait aussi du sable, et on ne le voit plus main­te­nant. » 

Du naturel à l’artificiel

Dans les années soixante, l’implantation d’une usine hydro­élec­trique est plutôt la bien­ve­nue. La Bretagne, défi­ci­taire en pro­duc­tion d’électricité, voit l’ouvrage comme un atout, d’autant qu’il va per­mettre de relier Dinard et Saint‑Malo par une route. Pendant trois ans, pour bâtir ce titan de béton de 332,5 mètres de long, l’estuaire est fermé, coupé de son lien à la mer et donc mis à sec. Puis, en novembre 1966, le général de Gaulle vient inau­gu­rer ce colosse en personne. Le contrat de conces­sion, qui porte jusqu’en

[...]
Pour poursuivre votre lecture et soutenir notre projet, nous vous invitons à commander la revue papier.

Pays est une revue indépendante, sans publicité, éditée par ses quatre cofondateurs et cofondatrices. Pays, la revue qui nous entoure, s’intéresse à un nouveau territoire pour faire mieux que découvrir : comprendre.

Livraison gratuite en France.