Bars et cafés kabyles, fin de transmission

Plu­sieurs bistrots et cafés pari­siens furent rachetés par des Kabyles pendant les années 1960, notam­ment à Bel­le­ville. Brassant intellectuel·les, tra­vailleurs et tra­vailleuses immigré·es, il y régnait une ambiance de cantine convi­viale et cha­leu­reuse. Au fil du temps, certains ont fermé, d’autres ont augmenté leurs prix. En fili­grane, c’est un pan de l’histoire qui dis­pa­raît, mais des résis­tances s’organisent.

Fanny Marlier & Valentina Camu
Lounès a quitté sa Kabylie natale pour s’installer à Paris. Depuis trente ans, il tra­vaille dans des cafés de la capitale. Il a rejoint il y a peu le comptoir du Zorba.

Ce matin d’hiver, le jour n’est pas encore tout à fait levé. Au début de la rue de Bel­le­ville, de grandes lettres en néons rouges — « Aux Folies » — indi­quant le nom du bar, tranchent avec la pénombre. Il est à peine 7 heures 30, et malgré le froid glacial, une dizaine d’habitué·es occupent la terrasse. Assis·es sur des chaises en plas­tique bleu, certain·es bou­quinent, d’autres ont l’air songeur. Derrière le large comptoir au style Art déco, Mourad, 45 ans, prépare les cafés. Il lance en souriant : « Le café, c’est l’ouverture vers le monde ». Ori­gi­naire de Sahel, en Grande Kabylie, il tra­vaille dans les troquets pari­siens depuis son arrivée en France, il y a 22 ans. Issu du même village, son patron, Rachid Selloum n’est pas n’importe qui : membre d’une grande famille de tenancier·es de bars et res­tau­rants de la capitale, il est lui-même à la tête de neuf éta­blis­se­ments du nord-est de Paris. 

Les Selloum, « c’est un peu la success-story du coin », ren­ché­rit une jeune cafe­tière du bar d’à côté, Kabyle éga­le­ment. Rachid a hérité des Folies et a su pré­ser­ver son atmo­sphère sin­gu­lière. Dans cette bras­se­rie mythique, figures de gauche, artistes et ouvrier·es se fré­quentent. Le soir venu, la terrasse laisse place à une popu­la­tion plus jeune et plus fêtarde. En gardant des traces du village d’origine, le café a long­temps tenu un rôle de havre pour les immigré·s algérien·nes où passé et présent s’entremêlent tout au long de la journée. Une question reste, aujourd’hui, en suspens : l’âme des bars kabyles du XXe arron­dis­se­ment résis­te­ra-t-elle à la gentrification ? 

Entre Bel­le­ville et Ménil­mon­tant, une grande partie des bistrots appar­tiennent à des Algérien·nes, plus pré­ci­sé­ment des Kabyles. Pour cause, les accords d’Évian de 1962, scellant l’indépendance de leur pays, contiennent une spé­ci­fi­ci­té : les Algérien·nes sont les seul·es étranger·es autorisé·es à obtenir la licence IV, admet­tant la vente d’alcool. Si cette condi­tion de natio­na­li­té a été sup­pri­mée en 2017, dans les années 1960 et 1970, elle leur a permis de racheter leurs fonds de commerce aux Auvergnat·es, pro­prié­taires de la majorité des bars et cafés pari­siens. Soixante ans plus tard, force est de consta­ter qu’ils ont dû s’adapter aux évo­lu­tions socié­tales. Une grande partie est devenue « branchée », pro­po­sant cock­tails et amuse-bouches onéreux, loin de l’âme de cantine convi­viale de certain·es qui ont parfois dû mettre la clef sous la porte. 

Affable, mais pas prolixe pour un sou, Mourad nous redirige vers Donatien pour plus de pré­ci­sions. Ce guide-confé­ren­cier qui habite le quartier depuis « trente-et-un ans exac­te­ment » est un peu le maire « informel » du coin. Du maître-nageur de la piscine de la rue Dénoyez aux frères Selloum en passant par la bou­lan­gère d’en face, il connaît tout le monde. Et vient prendre le café aux Folies chaque matin — « Quand je serai mort, ils vont mettre ma plaque au comptoir ! ». « La majorité des bras­se­ries de Bel­le­ville et Ménil­mon­tant sont tenues par des Kabyles », insiste-t-il en énu­mé­rant pêle-mêle : La Cantine, Le Zorba, Les Rigoles, Le Relais, Le Palais du Vin… Avant de nous mettre en garde, tout en avalant sa qua­trième tasse : « Vous allez galérer, ils sont pudiques et n’aiment pas parler d’eux ! » Rares sont celles et ceux qui accep­te­ront, en effet, de confier leur histoire. « Pourquoi vous vous inté­res­sez à ça ? », s’esclaffe le chef cui­si­nier de La Cantine. Nichée à côté de l’association de Culture Berbère, rue des Maro­nites, dans le XXe arron­dis­se­ment, la bras­se­rie est la pro­prié­té d’un Kabyle depuis 1941.

Le café, un lieu stra­té­gique de la guerre d’Algérie

En 2006, l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin estimait que 40 % (soit 800 000) des tra­vailleurs et tra­vailleuses immigré·es en pro­ve­nance d’Algérie étaient d’origine kabyle, et qu’un tiers des cafés de la région pari­sienne appar­te­nait à des Kabyles. « Mino­ri­taires en Algérie, ils sont ori­gi­naires de la Kabylie, du nom de cette région mon­ta­gneuse située au nord du pays. Ils consti­tuent une part impor­tante de l’immigration en France », nous explique Ali Mekki, auteur d’une thèse sur la socio­lo­gie his­to­rique de

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