Ce matin d’hiver, le jour n’est pas encore tout à fait levé. Au début de la rue de Belleville, de grandes lettres en néons rouges — « Aux Folies » — indiquant le nom du bar, tranchent avec la pénombre. Il est à peine 7 heures 30, et malgré le froid glacial, une dizaine d’habitué·es occupent la terrasse. Assis·es sur des chaises en plastique bleu, certain·es bouquinent, d’autres ont l’air songeur. Derrière le large comptoir au style Art déco, Mourad, 45 ans, prépare les cafés. Il lance en souriant : « Le café, c’est l’ouverture vers le monde ». Originaire de Sahel, en Grande Kabylie, il travaille dans les troquets parisiens depuis son arrivée en France, il y a 22 ans. Issu du même village, son patron, Rachid Selloum n’est pas n’importe qui : membre d’une grande famille de tenancier·es de bars et restaurants de la capitale, il est lui-même à la tête de neuf établissements du nord-est de Paris.
Les Selloum, « c’est un peu la success-story du coin », renchérit une jeune cafetière du bar d’à côté, Kabyle également. Rachid a hérité des Folies et a su préserver son atmosphère singulière. Dans cette brasserie mythique, figures de gauche, artistes et ouvrier·es se fréquentent. Le soir venu, la terrasse laisse place à une population plus jeune et plus fêtarde. En gardant des traces du village d’origine, le café a longtemps tenu un rôle de havre pour les immigré·s algérien·nes où passé et présent s’entremêlent tout au long de la journée. Une question reste, aujourd’hui, en suspens : l’âme des bars kabyles du XXe arrondissement résistera-t-elle à la gentrification ?
Entre Belleville et Ménilmontant, une grande partie des bistrots appartiennent à des Algérien·nes, plus précisément des Kabyles. Pour cause, les accords d’Évian de 1962, scellant l’indépendance de leur pays, contiennent une spécificité : les Algérien·nes sont les seul·es étranger·es autorisé·es à obtenir la licence IV, admettant la vente d’alcool. Si cette condition de nationalité a été supprimée en 2017, dans les années 1960 et 1970, elle leur a permis de racheter leurs fonds de commerce aux Auvergnat·es, propriétaires de la majorité des bars et cafés parisiens. Soixante ans plus tard, force est de constater qu’ils ont dû s’adapter aux évolutions sociétales. Une grande partie est devenue « branchée », proposant cocktails et amuse-bouches onéreux, loin de l’âme de cantine conviviale de certain·es qui ont parfois dû mettre la clef sous la porte.
Affable, mais pas prolixe pour un sou, Mourad nous redirige vers Donatien pour plus de précisions. Ce guide-conférencier qui habite le quartier depuis « trente-et-un ans exactement » est un peu le maire « informel » du coin. Du maître-nageur de la piscine de la rue Dénoyez aux frères Selloum en passant par la boulangère d’en face, il connaît tout le monde. Et vient prendre le café aux Folies chaque matin — « Quand je serai mort, ils vont mettre ma plaque au comptoir ! ». « La majorité des brasseries de Belleville et Ménilmontant sont tenues par des Kabyles », insiste-t-il en énumérant pêle-mêle : La Cantine, Le Zorba, Les Rigoles, Le Relais, Le Palais du Vin… Avant de nous mettre en garde, tout en avalant sa quatrième tasse : « Vous allez galérer, ils sont pudiques et n’aiment pas parler d’eux ! » Rares sont celles et ceux qui accepteront, en effet, de confier leur histoire. « Pourquoi vous vous intéressez à ça ? », s’esclaffe le chef cuisinier de La Cantine. Nichée à côté de l’association de Culture Berbère, rue des Maronites, dans le XXe arrondissement, la brasserie est la propriété d’un Kabyle depuis 1941.
Le café, un lieu stratégique de la guerre d’Algérie
En 2006, l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin estimait que 40 % (soit 800 000) des travailleurs et travailleuses immigré·es en provenance d’Algérie étaient d’origine kabyle, et qu’un tiers des cafés de la région parisienne appartenait à des Kabyles. « Minoritaires en Algérie, ils sont originaires de la Kabylie, du nom de cette région montagneuse située au nord du pays. Ils constituent une part importante de l’immigration en France », nous explique Ali Mekki, auteur d’une thèse sur la sociologie historique de