Cet article est issu du numéro de Pays consacré à Mayotte.

La fron­tière de tous les dangers

Le flux migra­toire entre l’Union des Comores et Mayotte ne faiblit pas malgré les expul­sions massives du ter­ri­toire français, la pression en mer et à terre de la police aux fron­tières et les discours toujours plus radicaux des res­pon­sables poli­tiques à l’égard des immigré·es. Une véri­table machine, inédite en France sur le plan juri­dique et dans les pra­tiques, s’est mise en place. Sans tenir compte des vies broyées par ses mécanismes.

Grégoire Mérot & Marion Joly
La plage de Dapani à Bandrélé voit régu­liè­re­ment arriver des kwassa, ces embar­ca­tions clan­des­tines qui trans­portent des candidat·es à l’exil depuis les Comores.

« Il m’a appelé pour me dire “Mama, on part demain à 17 h”, j’étais soulagée de le retrou­ver. » Confinée dans un coin d’une maison trans­pi­rant la misère et la pro­mis­cui­té, Cha­ha­zade se souvient de tout. De l’arrestation de son petit frère qu’elle a élevé comme son fils par la police aux fron­tières en août 2021. « Là, juste sur la terrasse. » De la rapidité avec laquelle celui-ci s’est fait expulser, trois heures plus tard. « Sans que j’aie pu avoir le temps d’aller au Slec [nom encore usité pour désigner le Centre de réten­tion admi­nis­tra­tive, NDLR] pour donner son dossier ou même quelques affaires si je ne par­ve­nais pas à le faire sortir. » Elle se souvient aussi de ses échanges au télé­phone avec son petit frère, débarqué manu militari en ter­ri­toire comorien. Elle à Mayotte, lui à Anjouan. 

À peine 60 kilo­mètres les sépa­raient. Mais « il avait peur, il arrivait dans un pays qu’il ne connais­sait pas, il ne savait pas où aller, j’essayais de le rassurer, de l’aider comme je pouvais », raconte « Mama », la gorge nouée, les yeux fixés sur un mur de peinture encroûtée. 

Surtout, Cha­ha­zade se rappelle de ce jour du mois d’août où Zaïd a embarqué. « Il fallait qu’il revienne vite pour pouvoir retour­ner au lycée. Je n’étais pas très inquiète, car je ne me souviens pas avoir eu peur lors de ma tra­ver­sée », explique la qua­dra­gé­naire, arrivée à Mayotte il y a 22 ans. Mais les trajets en kwassa — ces barques de fortune uti­li­sées par les migrant·es pour gagner les rives de Mayotte — ont bien changé en deux décennies.

Ce jour de mois d’août, les heures ont filé pour laisser place à la nuit. Une nuit sans matin. Chez « Mama », le soleil s’est enterré en même temps que l’océan a gardé le sien, Zaïd, recueilli bébé lorsque sa mère est décédée. L’enfant avait grandi à Mayotte, sans le sou, mais dans l’amour. Grandi, jusqu’à devenir délégué de classe et élève modèle affi­chant 17 de moyenne. Grandi jusqu’à officier comme capi­taine de son équipe de foot. Jusqu’à sillon­ner l’île pour danser le chigoma, cette danse tra­di­tion­nelle maho­raise marquant chaque évé­ne­ment heureux. Grandi jusqu’à sa majorité. Et donc, jusqu’à devoir demander des papiers. Jusqu’à le faire et attendre son rendez-vous en préfecture.

« Son âme n’est pas en paix »

Mais l’État qui l’avait vu s’é­pa­nouir au sein de son école n’a pas attendu, lui. Alors Zaïd a grandi, juste assez pour être expulsé, juste trop peu pour rester chez lui. Zaïd a grandi, jusqu’à ce que les flots l’aient englouti. Que les larmes coulent sur les joues gonflées de Mama. « C’était lui qui devait nous sortir de là, il avait tout pour lui. » Pas les papiers, pas encore. Et Cha­ha­zade n’a quant à elle pas eu de corps à pleurer. « Dans la tra­di­tion musul­mane, c’est très grave de ne pas pouvoir enterrer nos morts. C’est cela qui marque la fin. Sans cela, son âme n’est pas en paix, la nôtre non plus. Alors je veux croire qu’il n’est pas mort. » 

L’histoire est tragique. Elle n’est mal­heu­reu­se­ment pas isolée. Sur une île où la moitié de la popu­la­tion est étran­gère. Où la moitié de la popu­la­tion est mineure. D’où plus de 20 000 per­sonnes sont expul­sées chaque année, sans qu’une partie d’entre elles n’ait pu faire valoir ses droits. Car, au rythme de 70 évic­tions quo­ti­diennes, la petite équipe de juristes qui exercent au centre de réten­tion admi­nis­tra­tive « ne peut évi­dem­ment pas étudier tous les cas ». « Nous sommes obligés de choisir les dossiers les plus évidents », confie ainsi un ancien juriste de l’association Soli­da­ri­té Mayotte, chargée par la pré­fec­ture de la veille juri­dique dans ce qui s’apparente à « une machine à expulser ». 

La défen­seure des droits n’a pas manqué de relever ces graves dys­fonc­tion­ne­ments, à l’instar du rat­ta­che­ment fictif de mineur·es à des majeur·es pour

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