« Il m’a appelé pour me dire “Mama, on part demain à 17 h”, j’étais soulagée de le retrouver. » Confinée dans un coin d’une maison transpirant la misère et la promiscuité, Chahazade se souvient de tout. De l’arrestation de son petit frère qu’elle a élevé comme son fils par la police aux frontières en août 2021. « Là, juste sur la terrasse. » De la rapidité avec laquelle celui-ci s’est fait expulser, trois heures plus tard. « Sans que j’aie pu avoir le temps d’aller au Slec [nom encore usité pour désigner le Centre de rétention administrative, NDLR] pour donner son dossier ou même quelques affaires si je ne parvenais pas à le faire sortir. » Elle se souvient aussi de ses échanges au téléphone avec son petit frère, débarqué manu militari en territoire comorien. Elle à Mayotte, lui à Anjouan.
À peine 60 kilomètres les séparaient. Mais « il avait peur, il arrivait dans un pays qu’il ne connaissait pas, il ne savait pas où aller, j’essayais de le rassurer, de l’aider comme je pouvais », raconte « Mama », la gorge nouée, les yeux fixés sur un mur de peinture encroûtée.
Surtout, Chahazade se rappelle de ce jour du mois d’août où Zaïd a embarqué. « Il fallait qu’il revienne vite pour pouvoir retourner au lycée. Je n’étais pas très inquiète, car je ne me souviens pas avoir eu peur lors de ma traversée », explique la quadragénaire, arrivée à Mayotte il y a 22 ans. Mais les trajets en kwassa — ces barques de fortune utilisées par les migrant·es pour gagner les rives de Mayotte — ont bien changé en deux décennies.
Ce jour de mois d’août, les heures ont filé pour laisser place à la nuit. Une nuit sans matin. Chez « Mama », le soleil s’est enterré en même temps que l’océan a gardé le sien, Zaïd, recueilli bébé lorsque sa mère est décédée. L’enfant avait grandi à Mayotte, sans le sou, mais dans l’amour. Grandi, jusqu’à devenir délégué de classe et élève modèle affichant 17 de moyenne. Grandi jusqu’à officier comme capitaine de son équipe de foot. Jusqu’à sillonner l’île pour danser le chigoma, cette danse traditionnelle mahoraise marquant chaque événement heureux. Grandi jusqu’à sa majorité. Et donc, jusqu’à devoir demander des papiers. Jusqu’à le faire et attendre son rendez-vous en préfecture.
« Son âme n’est pas en paix »
Mais l’État qui l’avait vu s’épanouir au sein de son école n’a pas attendu, lui. Alors Zaïd a grandi, juste assez pour être expulsé, juste trop peu pour rester chez lui. Zaïd a grandi, jusqu’à ce que les flots l’aient englouti. Que les larmes coulent sur les joues gonflées de Mama. « C’était lui qui devait nous sortir de là, il avait tout pour lui. » Pas les papiers, pas encore. Et Chahazade n’a quant à elle pas eu de corps à pleurer. « Dans la tradition musulmane, c’est très grave de ne pas pouvoir enterrer nos morts. C’est cela qui marque la fin. Sans cela, son âme n’est pas en paix, la nôtre non plus. Alors je veux croire qu’il n’est pas mort. »
L’histoire est tragique. Elle n’est malheureusement pas isolée. Sur une île où la moitié de la population est étrangère. Où la moitié de la population est mineure. D’où plus de 20 000 personnes sont expulsées chaque année, sans qu’une partie d’entre elles n’ait pu faire valoir ses droits. Car, au rythme de 70 évictions quotidiennes, la petite équipe de juristes qui exercent au centre de rétention administrative « ne peut évidemment pas étudier tous les cas ». « Nous sommes obligés de choisir les dossiers les plus évidents », confie ainsi un ancien juriste de l’association Solidarité Mayotte, chargée par la préfecture de la veille juridique dans ce qui s’apparente à « une machine à expulser ».
La défenseure des droits n’a pas manqué de relever ces graves dysfonctionnements, à l’instar du rattachement fictif de mineur·es à des majeur·es pour