Vingt-et-une heures, distribution des copies. Minelle a sorti une liasse de l’un de ses cartables roses Barbie. Les habitué·es ne s’attendent pas à une surprise. La Java bleue (la java la plus belle) ouvre le bal, comme d’habitude. L’accordéon diatonique envoie ses premiers vents mélodieux. Et l’assemblée entonne en chœur le tube de Fréhel.
Chaque vendredi et samedi soirs, cette accordéoniste entraîne la clientèle du Vieux Belleville dans un voyage nostalgique. Dans l’un des derniers cafés chantants de la capitale — et certainement le plus authentique — à quelques encablures du lampadaire de la rue de Belleville qui a vu naître Édith Piaf, le Paris populaire du début du XXe siècle refait surface.
Ressurgissent les escaliers de la butte, durs aux miséreux. Et les ailes des moulins, protégeant les amoureux. Nini Peau d’Chien, qu’on aime toujours bien à la Bastille, fait ensuite son entrée. Puis Madame la Marquise, à qui l’on continue de seriner que tout va très bien…
Les voix des chanteurs et chanteuses d’un soir ne sont pas toujours très assurées. Ni dans le tempo, en dépit du rythme impulsé par l’accordéon. Mais elles font revivre tous les tableaux, noirs et sans fards, de la chanson réaliste.
Dans le resto plein comme un œuf, la mécanique de Minelle est bien huilée. Ses jupons fuchsia virevoltent entre les tables serrées. Elle promène son instrument le long du bar. Un air à peine terminé, il faut, vite, vite, rassembler les feuilles de paroles disséminées sur chaque table. En redistribuer une nouvelle fournée. Et se remettre à jouer. Allez, un coup de Piaf, pour faire plaisir aux touristes.
Rousse et chatoyante
Aussi étonnant que cela puisse paraître, au vu de l’endroit où elle se produit, Minelle n’est pas une fanatique de la môme du XXe. Avec le portrait grandeur nature de la star, peint sur le mur du resto, l’accordéoniste ne montre pas grand-chose de commun. Elle est aussi rousse et chatoyante que Piaf était pâle et sombre. Son habit de scène, qu’elle ne quitte d’ailleurs pas à la ville : de grandes robes indiennes colorées, serties de mini-miroirs. Aux pieds, une paire de Dr. Martens. Ses avant-bras sont couverts de larges bracelets d’argent, qui laissent apparaître ses tatouages.
Une lumière espiègle s’allume dans son œil, quand elle raconte qu’il lui arrive de rabrouer celles et ceux qui réclament La vie en rose. « Je leur dis : revenez un mardi, c’est ce jour-là qu’on chante Piaf au Vieux Belleville », rigole Minelle la rebelle. Elle ajoute : « Je n’ai pas sa voix, de toute manière. » Ce qui ne l’empêche pas d’inscrire systématiquement Padam à son programme. Histoire d’éviter les frustrations trop intenses.
À l’exception des grands succès de Piaf, les chansons des années 1920, 1930, 1940… sont désormais loin des mémoires. Pour que les gens osent pousser la chansonnette, il faut dégainer de l’air connu. « Au moins un bout de refrain auquel se raccrocher », explique Minelle. Et pour le reste, les couplets oubliés, il y a les feuillets.
Une façon de faire directement inspirée