Rue Ram­po­neau, der­nières barricades

Rue Ram­po­neau, dans le bas Bel­le­ville, la conver­gence des luttes sociales, poli­tiques et artis­tiques est ancrée depuis plus de trente ans. Une histoire qu’artistes comme artisan·es tâchent d’entretenir à l’heure actuelle pour se main­te­nir dans le quartier.

Marie Frumholtz & Camille Léage
Dans la Villa Bel­le­ville, les ateliers d’artistes n’accueillent plus que des rési­dences tem­po­raires, de trois à six mois maximum.

Dif­fi­cile d’imaginer aujourd’hui que c’est ici, rue Ram­po­neau, que s’est joué le sau­ve­tage entier du bas Bel­le­ville, tant son ambiance actuelle paraît paisible. Depuis le milieu du bou­le­vard de Bel­le­ville, cette petite rue pavée file tout droit jusqu’à une entrée du parc de Bel­le­ville. Là, 350 mètres plus haut, une plaque com­mé­mo­ra­tive a été apposée en mémoire des derniers combats de la Commune de Paris qui auraient eu lieu ici le 28 mai 1871. Bien d’autres batailles se sont depuis succédé et conti­nuent à façonner l’allée pentue. Son aspect actuel, elle le doit en grande partie au bras de fer qui a opposé La Bel­le­vil­leuse, asso­cia­tion d’habitant·es du quartier, à la Ville de Paris dans les années 1990. L’affrontement a abouti à l’abandon du projet de ZAC (Zone d’aménagement concerté). Elle visait à détruire 90 % du bas Bel­le­ville, alors insalubre.

Trente ans plus tard, on trouve d’un côté des immeubles d’habitation de quelques étages, refaits à neuf pour la plupart ou encore en cours de réno­va­tion pour certains, avec en pied des galeries d’art contem­po­rain, des res­tau­rants branchés ou un atelier de bijou­te­rie. En face s’alignent des bâti­ments modernes gris et blancs abritant des loge­ments sociaux et des locaux d’organisations comme la Croix-Rouge. Ces derniers auraient pu dominer le paysage urbain si La Bel­le­vil­leuse ne s’était pas mobi­li­sée. Aujourd’hui, l’association n’existe plus et ses locaux rue Ram­po­neau ont disparu. Mais il suffit de pousser une ou deux portes pour raviver des souvenirs.

La Forge, fer de lance artistique

Au numéro 23, par exemple, une fabrique de clés du début du XXe siècle, vestige des années indus­trielles du quartier, a été sauvée de la des­truc­tion grâce au squat d’un col­lec­tif proche de La Bel­le­vil­leuse. Présent·es au sein de La Forge de 1991 à 2012, les occupant·es reven­di­quaient surtout le droit d’accès à des ateliers bon marché. « Nous man­quions cruel­le­ment de lieux pérennes pour pouvoir tra­vailler, c’est toujours le cas d’ailleurs », relève Wanda Savy, ancienne pré­si­dente du col­lec­tif. En 1996, la vieille usine est devenue pro­prié­té de la Ville de Paris, mais ce n’est que seize ans plus tard que les artistes s’en sont allé·es. Après de mul­tiples procès, les membres de La Forge ont perdu le dernier, et certain·es ont obtenu de nouveaux locaux ailleurs. Le lieu se nomme désor­mais la Villa Bel­le­ville et n’accueille plus que des rési­dences tem­po­raires. Depuis 2015 un autre col­lec­tif en assure la gestion : Curry Vavart. « Notre objectif, à travers les quatre lieux dont nous nous occupons dans la capitale de façon contrac­tuelle, et non plus par le squat comme cela était le cas au début, est de mettre à dis­po­si­tion des espaces de travail abor­dables pour la création émer­gente », résume Élodie Lombarde, direc­trice artis­tique de la Villa Belleville.

Aujourd’hui, impos­sible de rentrer libre­ment dans ces locaux comme il y a trente ans, lorsque la fabrique n’était entourée que d’un terrain vague. Enclavé au milieu de loge­ments sociaux, le bâtiment n’est pas visible depuis la rue. Il faut d’abord pousser une lourde grille en fer et pour­suivre au fond d’une cour pour tomber nez à nez avec la Villa Bel­le­ville. Les résident·es se répar­tissent dans des ateliers indi­vi­duels, qu’ils louent uni­que­ment pour tra­vailler pour moins de 200 euros par mois. Plus personne ne vit sur place. Au bout de l’allée qui les accueille, on pénètre dans « l’usine ». Le bâtiment indus­triel a conservé son archi­tec­ture d’origine : un énorme volume com­plè­te­ment ouvert avec des rouages de la fabrique encore au plafond. Il est divisé en plu­sieurs « plateaux de travail », avec d’un côté la séri­gra­phie, de l’autre la céra­mique, puis vient le bois, le moulage, la gravure, etc. Chaque espace comporte autant d’outils que d’œuvres en cours de réa­li­sa­tion : des céra­miques tout juste peintes, des étagères qui débordent de papier et de terre cuite, de grandes grilles de séchage pour la séri­gra­phie… Les résident·es qui ont accès à tout cela sont sélectionné·es pour une période de trois à six mois par un jury consti­tué de professionnel·les et d’élu·es à la culture de la Ville. Chaque session se clôt par une expo­si­tion col­lec­tive ouverte au public le temps d’un week-end.

Un mode de fonc­tion­ne­ment qui ne plaît pas à tout le monde. « J’imagine mal un artiste déve­lop­per ses projets dans un laps de temps aussi court », juge, dubi­ta­tive, Wanda Savy, désor­mais ins­tal­lée dans un atelier près du cime­tière du Père-Lachaise. Pour Élodie Lombarde, « le fait que les artistes tournent n’est pas une contrainte, mais une richesse pour montrer la diver­si­té des pra­tiques artis­tiques. C’est la même pro­blé­ma­tique que les expo­si­tions tem­po­raires dans un musée, le public revient voir diverses choses. » Du côté des sortant·es de rési­dence fin novembre 2021, après une période de créa­ti­vi­té très intense, on reste prag­ma­tique. « Trois mois c’est rapide. Il faut d’abord sentir l’endroit, cela prend du temps, c’est dif­fi­ci­le­ment maî­tri­sable », recon­naissent Tom Chatenet et Camille Le Meur, accueillant le public dans leur atelier au milieu de leurs pein­tures et de leurs sculp­tures, repré­sen­tant essen­tiel­le­ment d’immenses ciseaux colorés. Tou­te­fois, le jeune couple tout juste diplômé d’école d’art et sans revenu « dépend de ce genre d’aides pour tra­vailler et se consti­tuer un réseau ». Le binôme vise donc, pour la suite, des rési­dences de ce type pour mul­ti­plier les ren­contres et les expé­riences. Dans un atelier voisin, un autre duo, Sammy Stein et Séverine Bas­couert, a notam­ment mis à profit

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