Si l’on n’y prenait garde, en remontant la rue de Ménilmontant, on pourrait presque ne pas remarquer la discrète devanture rouge foncé, coincée entre une boutique et un cabinet médical qui ont baissé leur rideau. Le mur adjacent a été repeint, mais, il y a encore quelques mois, on y lisait : « ZAD partout, viva le Dorothy ! » Nul ne soupçonnerait, de dehors, les 430 mètres carrés — sans oublier les 150 du jardin — que recèle le Dorothy. Un vendredi après-midi, à l’abri de la fraîcheur de janvier, des bénévoles servent, derrière le comptoir, des boissons chaudes gratuites ou des bières à deux euros. Quatre après-midis par semaine et un dimanche par mois, le lieu ouvre ses portes à toutes et tous. Certains jours, des associations extérieures proposent du soutien scolaire, de l’aide informatique ou administrative, de l’accueil des personnes sans papiers. L’« accueil de jour » est né, comme une évidence, à l’issue du premier confinement. On y croise des habitant·es du quartier, précaires ou isolé·es, des sans-abris, parfois des étudiant·es en quête de tranquillité. Dans une atmosphère feutrée, les habitué·es se saluent, les piliers de comptoir débattent politique, religion ou poésie. Toutes les générations s’y croisent ; si les après-midis sont généralement calmes, certaines conférences du soir peuvent accueillir jusqu’à une centaine de personnes.
Près de la bibliothèque, sur un rocking chair, « Captain Freddy » feuillette un livre sur la « révolution du pape François ». Ce chanteur de reggae doit son surnom à la casquette de marin qu’il ne quitte jamais. Dès l’ouverture du Dorothy, fin 2017, il accompagnait l’inauguration du lieu avec sa guitare. L’homme au manteau rouge fait quasiment partie des murs. « J’aime bien discuter avec des gens du quartier, des SDF. À un moment, j’étais sans logement. » Frédéric Dubois, de son vrai nom, a grandi dans une famille de la « vieille France traditionnelle ». Puis il a beaucoup voyagé, a rencontré d’autres sensibilités religieuses. Aujourd’hui, il se dit, avec la touche d’humour qui le caractérise, pratiquant « tous les trente-six du mois ». La messe, il la fréquente surtout pour les fêtes. « Je n’ai pas besoin d’aller à l’église ou au temple pour pratiquer. Dieu est partout. »
Au Dorothy, Captain Freddy vient chercher un « carrefour » où peuvent se retrouver des personnes aux croyances et aux idées très différentes. Ce chrétien « altermondialiste » rêve d’y voir un jour un débat sur l’antiracisme. « Ça fait partie de l’âme du lieu », explique‑t‑il. L’artiste a connu l’endroit avant qu’il devienne le Dorothy, quand il était un « haut lieu de la lutte antiraciste en France ». Alors étudiant, il participait à des réunions et des manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes, à l’initiative d’un prêtre lyonnais. « C’est un centre qui a d’abord été animé par des paroissiens, avec un prêtre des années 1970 extrêmement engagé, à l’époque où il y avait des vagues d’immigration très importantes dans le quartier, raconte Foucauld Giuliani, 31 ans, cofondateur du Dorothy. Il a d’abord ouvert ce lieu comme centre social pour l’alphabétisation. Puis il y a eu une vague de sécularisation très forte dans le quartier, donc finalement c’est devenu un centre social géré par la CAF de Paris. Il y a cinq ans, la paroisse a voulu récupérer les murs. »
« Conversion communautaire »
La disponibilité du lieu rejoint alors un désir que mûrit Foucauld Giuliani depuis plus d’un an. Ce professeur de philosophie aux yeux clairs et aux cheveux châtains mi-longs, originaire de Lyon, a d’abord effectué un service civique, après ses études à Sciences Po, au sein du Rocher. L’association d’éducation populaire a été fondée par l’Emmanuel, une communauté catholique charismatique, laquelle s’inspire